La
Chronique de Zirteq n°6 Samedi 27 mai
L'épidermique
– chronique
Si
j'aurais su, samedi 27 mai 2017
Mon
voisin n'a plus de doigts. Enfin, façon de parler. C'est ce
qu'il
m'a dit hier, sur le palier, alors que je descendais la poubelle et
lui son chien.
« Vous
pouvez pas savoir, je me les suis tous
bouffés ! ». Et il
a commencé son cinoche, bouffi d'amertume en me prenant par
les
épaules, ce que je déteste au plus haut point.
Quand son bouledogue
français s'est mis à dangereusement baver en
attaquant le sac vert
bouteille et que la minuterie nous a plongés dans la
pénombre, nous
avons émigré dans l'ascenseur où toute
sa frustration s'est
déversée.
« Vous
vous rendez compte, plus de trente ans que je travaille dans
l'éducation nationale. Plus de trente ans que j'apprends
à
lire-écrire-compter à des enfants de cours
préparatoire. Plus de
trente ans que je suis dans la même école. Alors,
j'en ai vu passer
des circulaires, des décrets, des réformes et des
ministres !
Alors, cette année, je me suis dit
« Lance-toi, fait le grand
saut, demande ta mutation ». En même
temps, y' avait les
élections. Alors, j'ai épluché tous
les programmes, toutes les
déclarations, toutes les promesses des candidats. J'ai
pesé le pour
et le contre et quand je suis tombé sur les propositions de
Macron :
des CP et des CE1 à douze et une nouvelle prime de 3000
euros. Tout
ça dès la rentrée de
septembre ! J'ai dit bingo !
En
même temps, les promesses... Alors, j'ai re-pesé
le pour et le
contre, j'ai téléphoné aux syndicats
qui m'ont dit que c'était
encore flou, qu'il serait question de redéploiements, qu'il
y aurait
sûrement des problèmes de locaux et patati et
patata… qu'il était
urgent d'attendre et que de toutes façons est-ce
que j'avais
songé à me syndiquer ? Et puis
faut se la fader la classe
en REP+ ! Oui, parce que les classes à douze, c'est
pour les
secteurs difficiles, défavorisés,
périphériques.
Je
me souviens d'un stage à l'Ecole Normale: le
foutoir ! Les
enfants s'insultaient, montaient sur les bancs, la maître
était
dépassé et pas touche aux morpions parce
qu'à la sortie, les
parents pouvaient débouler illico, comme des fous dans le
hall
décoré par une fresque en mosaïque avec
la ferme intention de vous
demander des explications et de vous coller un ramponneau si
nécessaire.
Le
Réseau d'Education Prioritaire + - mon voisin prit le temps
de bien
articuler - le plus proche, c'est celui du quartier du Vert-Bois avec
le groupe Brossolette. Je le connais très bien de
réputation.
J'avais rencontré des collègues lors d'une
animation pédagogique
et ils m'avaient quand même rassuré :
« Tu sais,
c'est pas ce qu'on croit et patati et patata... »
Alors,
demander un poste ou rester dans mon école, calé
dans mes rails ?
A force de ruminer, de rationaliser, je suis resté dans mon
périmètre de sécurité, mes
routines, ma classe à 29/30 et mes
fiches jaunies mais plastifiées. J'ai pas fait le mouvement.
J'en
dors plus, Monsieur. Je m'en mords les doigts jusqu'aux
métacarpes.
Maintenant
que je vois que ça se met en place, que le nouveau ministre
accumule
les déclarations sur le sujet , je me dis : si
j'aurai su...»
Nous
venions d'arriver au rez-de-chaussée, Lucio, le molosse
boudiné
orange de mon voisin finissait d'éventrer ma poubelle,
j'avais une
surcharge cognitive digne d'un enfant de sept ans qui venait de se
farcir, la garderie du matin, toute une journée avec un
enseignant
usé comme un pneu de brouette, la cantine infecte et
l'étude où
le même enseignant répétait -tel un
ara-, les mêmes leçons
matutinales.
Dans
le local, j'ai buté contre une trottinette rouge pareille
à celle
que j'enfourchais quand, au CP, je faisais... l'école
buissonnière.
Zirteq